Décrire le goût - partie 2
L'une des raisons pour lesquelles le thé reste fascinant même après tant d'années passées à le déguster est sans contredit sa complexité. Chimiquement parlant, on sait maintenant qu'une tasse de thé contient plusieurs centaines de composés volatils différents (on en recense plus de 600 à ce jour). Cela représente beaucoup d'informations à trier pour comprendre et décrire le goût. À chaque gorgée, le cerveau est littéralement bombardé d'informations à traiter. Comment faire le tri ?
Cet article est la seconde partie d'une série sur la façon de décrire le goût du thé. Alors que j'ai brièvement discuté dans la première la manière dont j'aime présenter les thés et approcher mes descriptions en général, je me concentrerai ici sur la question du vocabulaire du thé ainsi que sur la manière de constituer notre biliothèque de référence. J'espère que vous apprécierez la lecture et trouverez peut-être ici et là quelques conseils pour mieux naviguer vous-même le labyrinthe du langage.
Ça se passe surtout dans le nez
Vous avez sûrement déjà éprouvé cette sensation ennuyeuse de siroter un thé et de capter un arôme précis que vous ne pouvez pas tout à fait nommer, un goût évasif qui semble très familier, mais qui néanmoins vous échappe. Et bien, ça m'est arrivé à moi aussi. Et ça m'arrive encore. Identifier les arômes présents dans une tasse de thé n'est pas une tâche facile, mais c'est une tâche qui devient tout de même moins difficile avec la pratique.
Le vrai défi avec la dégustation n'est pas de capter les arômes, c'est d'arriver à les trier et à les identifier. La plupart des molécules volatiles présentes dans une infusion atteignent sans problème les récepteurs olfactifs situés à l'arrière du nez. Lorsqu'ils entrent en contact avec un composé aromatique, ces capteurs envoient au cerveau des signaux que ce dernier traduit en odeurs. C'est là que les choses se compliquent. Le travail de traduction n'est pas simple. La surcharge d'informations qu'envoient les récepteurs rend difficile la tâche de trier du bruit les éléments importants. Et puis, comment peut-on espérer traduire quoi que ce soit si on n'a pas le vocabulaire pour ?
La première chose à faire pour améliorer notre capacité à détecter et identifier les arômes est de construire et d'organiser noter mémoire olfactive. Les informations sensorielles envoyées par les récepteurs olfactifs sont traitées et traduites dans le bulbe olfactif, cette petite partie du cerveau située juste derrière le nez dédiée à l'interprétation de l'odorat. C'est dans ce bulbe que se situe notre mémoire olfactive, ou ce que j'aime appeler notre bibliothèque de référence. Chaque fois qu'un signal est relayé jusqu'au bulbe olfactif, le cerveau pour ainsi dire parcourt les références stockées à la recherche d'une interprétation. Plus notre bibliothèque est élaborée et organisée, plus les chances sont grandes de réussir à trouver une interprétation adéquate.
Construire sa bibliothèque
Qu'il s'agisse de boire un thé, boire du vin, manger une tarte ou respirer l'odeur d'un arbre en fleurs durant notre promenade matinale, le processus d'interprétation sensorielle dans le bulbe olfactif reste essentiellement le même. Cela signifie qu'on peut construire notre bibliothèque aromatique même lorsqu'on ne boit pas de thé. Considérant à quel point le cerveau travaille constamment à interpréter les odeurs ambiantes (pensez à la nourriture que vous mangez, aux odeurs de votre maison, de votre pelouse en été, de la ville après la pluie, de la salle de lunch au travail…) on admet vite que la portion consacrée exclusivement à l'interprétation du thé n'en représente qu'une faible partie. En fait, la plupart des dégustateurs professionnels, qu'ils travaillent dans le vin, les spiritueux, le café ou autre, vous diront qu'ils ont passé leur vie à goûter. À goûter toutes sortes de choses, tout le temps. Toute information triée dans le bulbe olfactif, pourvu qu'elle soit observée consciemment, compte comme dégustation. Donc, la prochaine fois que vous prenez une bouchée dans une pomme, pensez que c'est là le goût d'une pomme. Et si vous le pouvez, allez plus loin et mémorisez que c'est le goût d'une Granny Smith, un goût différent de celui d'une Macintosh ou d'une Spartan.
L'autre aspect important dans le développement d'une bibliothèque de référence efficace est de comprendre son organisation. Les composés aromatiques du thé, bien qu'individuellement différent les uns des autres, présentent des similitudes qui permettent de les regrouper en catégories plus larges, facilitant ainsi le traitement de l'information. L'information se catégorise ainsi d'un registre plus générique à un registre plus spécifique, et vice versa. Les notes d'asperges, d'épinards, de courgettes et de concombre peuvent toutes être regroupées dans une catégorie plus générique dite « légumes ». De la même manière, les catégories génériques de légumes, d'herbes aromatiques, d'herbe fraîche et d'herbe séchée appartiennent toutes à la grande famille des arômes « végétaux/herbacés ». À l'inverse, la famille aromatique « fruitée » peut être divisée en plusieurs sous-catégories : fruits exotiques, fruits confits, fruits secs, fruits à noyau, fruits frais, agrumes, baies… qui peuvent ensuite être subdivisés en notes aromatiques plus précises comme l'ananas, le raisin sec, la bergamote, les pruneaux, la fraise, etc. En fouillant un peu sur Internet, vous trouverez sans aucun doute des exemples de roues des saveurs qui vous aideront à schématiser cette organisation.
Organiser davantage
Donc, oui, beaucoup de choses se passent dans le nez. Mais pas tout. Et pas tous en même temps. La dégustation donne toujours le temps d'observer d'autres aspects sensoriels, de porter son attention ailleurs que dans le nez. Encore une fois, les choses peuvent être plus faciles à comprendre lorsqu'on les organise. Pour m'aider à structurer et analyser le goût, J'essaye systématiquement de me concentrer sur trois aspects principaux de son expérience : les arômes, la texture et la structure.
Comme discuté précédemment, le sujet des arômes est assez complexe et, à plus long terme, probablement celui qui nécessite le plus d'entrainement et d'exercice. Les composés aromatiques impliqués dans le goût du thé son si nombreux qu'on n'aura jamais réellement finit de les trier et de les organiser.
La texture, de son côté, relève de notre sens du toucher, beaucoup moins développé que notre sens de l'odorat. La texture est l'interprétation des signaux envoyés par nos papilles gustatives et autres récepteurs buccaux. Ainsi, même si l'on compte cinq interprétations spécifiques du goût (sucré, salé, aigre, amer et umami) et une myriade d'interprétations non spécifiques (chaud, froid, moelleux, huileux, astringent, vif, acide, collant, etc.), le champ des interprétations possibles reste beaucoup plus étroit que celui des arômes.
La structure est probablement l'aspect du goût le moins instinctif à identifier. Le terme lui-même peut souvent sembler nébuleux et nécessite un certain degré de familiarité pour être bien saisi. Pour dire les choses simplement, la structure a à voir avec l'expression du goût, avec la façon dont l'expérience aromatique se présente à nos sens. Il faut ici également prendre en compte le déroulement temporel de l'expérience, l'évolution du goût au fil du temps.
Le but en essayant de décrire la structure du goût est d'essayer de donner une idée générale de l'expérience gustative, de décrire non pas un aspect pris séparément, mais plutôt l'espace entre les différents champs de perceptions. Le thé semble-t-il léger à vos sens ou vous laisse-t-il une impression généralement intense ? Comment évolue-t-il ? Une détonation fulgurante rapidement dissipée ou un murmure qui traine en longs échos persistants ? La structure d'un thé est très étroitement liée à sa concentration en tanins. La plupart des amateurs savent déjà comment les tanins affectent l'amertume et l'astringence d'un thé, mais peu s'imaginent comment ils affectent le développement et l'interprétation des arômes. En grande partie responsables du rythme de l'expérience gustative (un des thèmes abordés dans la PARTIE 1 de cet article), les tanins peuvent être brusques et agressifs, obstruant parfois notre perception des arômes, ou être doux et souples, permettant aux parfums de trainer longuement dans la bouche (ou le nez ou la gorge). Ils peuvent évidemment se situer n'importe où entre ces deux exemples et présenter des agencements aussi banals que surprenants. Identifier la structure d'un thé est comparable en ce sens à esquisser une image qui place dans l'espace les différents éléments d'un tableau et en illustre les proportions ou les grandes lignes.
Une bonne manière de s'entrainer à décrire la structure est d'observer les changements qui surviennent dans notre expérience sensorielle au cours de la dégustation. Examinez les différentes phases de la dégustation (avant-bouche, développement, finale, arrière-goût) et notez ce qui se passe. Sentez-vous de l'amertume ? Si oui, à quel moment ? En entrée de bouche ? En finale ? Tout au long ? Cette amertume est-elle liée à un groupe d'aromes spécifiques ? Arrivez-vous par ailleurs à identifier un goût sucré ? Le thé n'affecte-t-il que votre bouche ou est-il également présent dans votre nez, votre gorge, votre estomac ? Si décrire la structure peut paraitre parfois abstrait, elle arrive néanmoins souvent à donner une idée assez juste du goût.
Mises ensemble, ces différentes interprétations sensorielles forment ce que j'appelle le profil gustatif. D'une certaine manière, ils rassemblent tout ce que nous savons sur le goût d'un thé et essaient de présenter l'information de manière à former une image cohérente qui décrirait avec précision l'expérience gustative. Mais comme pour le développement de toute habileté, la pratique reste notre meilleur outil de progression.
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